Yasmine Baazaoui : « Mon chant en langue amazighe est pour moi bien plus qu’une simple expression artistique »
Chanteuse et animatrice du mouvement culturel amazigh (berbère) en Tunisie, Yasmine BAAZAOUI revient dans cette interview pour nous parler de sa musique et de son attachement profond à la langue et la culture amazighes.
Bonjour et merci d’avoir accepté notre interview sur Kabyle.com! Comment est née cette prise de conscience identitaire berbère ?
J’appartiens à une famille amazighe tunisienne qui ne parle pas la langue amazighe, mais conserve la plupart des traditions et coutumes « JLASS ». De là est née ma conscience de ma culture et de mon identité. Ma prise de conscience identitaire berbère est née d’un besoin profond de me reconnecter à mes racines et à mon histoire. En grandissant, je réalisais que la culture amazighe, bien qu’essentielle à l’identité de la région, était parfois méconnue, voire négligée. Cela m’a poussée à en apprendre davantage, à écouter les récits des anciens, à m’intéresser à la langue, aux traditions, et surtout à la richesse artistique qu’elles portent.
Vous chantez merveilleusement bien, d’une féerique, en langue amazigh. Parlez- nous des échos que votre musique et de votre chant trouvent au sein de la population tunisienne ?
Merci pour vos mots si chaleureux et encourageants ! Mon chant en langue amazighe est pour moi bien plus qu’une simple expression artistique : c’est un acte de préservation et de transmission d’une culture riche et profondément ancrée dans notre histoire.
En Tunisie, les échos de ma musique résonnent de manière différente selon les sensibilités.
Certains redécouvrent avec émotion des racines qu’ils pensaient oubliées, tandis que d’autres s’ouvrent à cette richesse culturelle pour la première fois. Le public tunisien est curieux et avide de diversité, ce qui crée un bel espace pour que la langue amazighe, souvent méconnue, soit entendue et appréciée.
Mon objectif est non seulement de toucher les cœurs, mais aussi de sensibiliser à la beauté et à la profondeur de notre patrimoine.
Chaque chanson que je chante est une invitation à la réflexion, à la célébration de l’identité, et à l’unité à travers nos différences.
Pensez-vous que la musique et la chanson amazigh peuvent prétendre être des arts à dimension universelle ?
Absolument, je crois fermement que la musique et la chanson amazighs ont le potentiel d’atteindre l’universalité. Comme toutes les formes d’art authentiques, elles portent en elles des émotions universelles la joie, la tristesse, l’amour, la résistance qui résonnent dans le cœur des gens, quelle que soit leur origine ou leur langue.
La richesse de la culture amazighe réside dans ses rythmes uniques, ses mélodies profondes et ses paroles poétiques, souvent empreintes d’un lien spirituel avec la nature, la communauté et l’histoire. Ces éléments transcendent les frontières linguistiques et culturelles.
De plus, nous vivons à une époque où la musique du monde trouve une plateforme plus large grâce à la technologie et à l’accès numérique. Des artistes amazighs, qu’ils soient en Tunisie, Algérie, Maroc…parviennent déjà à toucher des publics divers, prouvant que cette musique peut séduire bien au-delà de ses racines.
L’universalité ne signifie pas uniformité, mais la capacité d’une culture à s’ouvrir au monde tout en restant elle-même. Avec des artistes engagés et passionnés, je suis convaincue que la chanson amazighe continuera de briller sur les scènes internationales, tout en sensibilisant le public à la beauté et à la profondeur de notre patrimoine.
Existe-t-il une mobilisation populaire pour la sauvegarde du patrimoine culturel amazigh en Tunisie?
La mobilisation pour la sauvegarde du patrimoine culturel amazigh en Tunisie existe, mais elle demeure encore discrète comparée à d’autres pays d’Afrique du Nord. Cependant, elle prend de l’ampleur grâce à des initiatives menées par des associations, des militants culturels et des artistes qui cherchent à raviver et préserver cet héritage.
Dans certaines régions comme le sud et le nord-ouest de la Tunisie, où les racines amazighes sont encore très présentes, des efforts sont faits pour protéger les traditions locales, notamment à travers la promotion des langues, des habits traditionnels, de l’artisanat et des sites historiques. Des festivals locaux mettent également en avant les danses, les chants et les récits amazighs, offrant une plateforme pour partager cette culture avec un public plus large.
Cependant, le défi reste grand. L’absence d’un enseignement officiel de la langue amazighe, la méconnaissance généralisée de cette culture par une partie de la population, et parfois un manque de reconnaissance institutionnelle compliquent ces efforts.
Cela dit, l’ère numérique joue un rôle crucial dans cette mobilisation. Les réseaux sociaux et les plateformes artistiques permettent à de nombreux jeunes amazighs de partager leur fierté culturelle, de sensibiliser les autres Tunisiens et même de créer des ponts avec des communautés amazighes au-delà des frontières.
La sauvegarde du patrimoine amazigh en Tunisie est donc un chantier en cours, porté par une passion grandissante et une prise de conscience collective que cette richesse culturelle mérite d’être préservée et célébrée.
Pensez-vous que l’art pourrait contribuer à l’éveil des consciences chez les peuples nord-africains ?
Sans aucun doute, l’art a un pouvoir extraordinaire pour éveiller les consciences, notamment chez les peuples d’Afrique du Nord, où l’histoire et la culture sont profondément ancrées dans la diversité et la richesse identitaire.
L’art, sous toutes ses formes musique, chant, peinture, cinéma, littérature, peut être un miroir qui reflète les réalités sociales, historiques et culturelles. Il a la capacité de toucher directement le cœur et l’esprit, là où le discours politique ou académique peut parfois échouer.
Dans le contexte nord-africain, où l’identité amazighe a parfois été marginalisée, l’art peut jouer un rôle clé en ravivant les mémoires collectives et en suscitant une fierté renouvelée envers cet héritage.
Que représente pour vous la musique ?
La musique, dans mon approche en tant que musicologue et chanteuse amazighe diplômée de l’Institut supérieur de la musique de Tunis, est un objet d’étude complexe et fascinant. Elle constitue à la fois un langage universel et un vecteur culturel chargé de significations profondes. En tant que musicologue, je considère la musique comme un phénomène à la fois sonore et social, qui transcende les frontières géographiques et linguistiques. Elle est un outil de communication puissant qui permet de transmettre des récits, des émotions, et des identités culturelles tout en créant une interaction entre les individus et les sociétés.
L’une des spécificités de la musique amazighe réside dans sa capacité à préserver des traditions séculaires tout en étant un espace d’innovation et de transformation. À travers mes recherches et mes interprétations, je m’efforce d’analyser les structures musicales, les rythmes et les modes utilisés dans la musique amazighe, tout en étudiant leur impact sur la mémoire collective et l’identité culturelle des peuples berbères. La musique est également un moyen de résistance et de sauvegarde des patrimoines immatériels, notamment dans un contexte où les langues et les traditions culturelles, telles que la langue amazighe, sont menacées.
En tant qu’artiste et chercheuse, il me paraît essentiel de souligner la dimension patrimoniale de cette musique, qui ne se limite pas à un simple art de divertissement, mais qui joue un rôle central dans la construction des identités individuelles et collectives.Ainsi, la musique, dans son approche scientifique, se révèle être un champ d’étude pluridisciplinaire, qui engage aussi bien les dimensions historiques, sociales, psychologiques que esthétiques. Elle permet de comprendre les mécanismes culturels qui sous-tendent les sociétés et d’ouvrir des dialogues interculturels qui enrichissent les échanges entre les peuples.
Qui sont vos chanteurs préférés ?
Markunda Aurés – Groupe Djurdjura – Dihya Chaoui – Groupe les berbères – Idir – AitMenguellet – Airlines Meteors – Tinariwén – Imarhan…
Avez-vous des projets artistiques pour l’avenir ?
Oui, plusieurs projets artistiques m’animent pour l’avenir, qui alimentent ma passion pour la musique et mon engagement envers la culture amazighe. Je souhaite développer des projets qui permettent de redécouvrir, de préserver et de promouvoir l’héritage musical amazigh tout en le rendant accessible à un public plus large.L’un de mes projets à long terme est de créer un album qui réunit à la fois des chants traditionnels amazighs et des compositions contemporaines, fusionnant les racines anciennes et les influences modernes.
Ce projet vise à montrer que la musique amazighe peut évoluer tout en restant fidèle à son essence. Il est aussi important pour moi de travailler sur des collaborations avec des artistes d’autres horizons musicaux afin de créer des ponts interculturels et de renforcer la visibilité de la musique amazighe à l’international. En parallèle, je développe un projet de recherche sur les rythmes et les structures musicales amazighes, afin de mieux comprendre leur fonction sociale et symbolique dans les communautés berbères.
Enfin, mon engagement pour la transmission du savoir m’amène à réfléchir à des projets éducatifs, tels que des cours ou des masterclasses sur la musique amazighe, pour aider à la préservation de cette culture tout en formant de nouveaux talents.
Ces projets s’inscrivent dans ma volonté de contribuer activement à la reconnaissance et à la valorisation de la culture amazighe à travers la musique, tout en poursuivant ma propre évolution artistique et scientifique.
Que représente pour vous la Kabylie?
La Kabylie représente pour moi un symbole puissant de la culture amazighe, un lieu où l’histoire, la tradition et l’art se rencontrent et se perpétuent. En 2022, lors de ma visite en tant qu’invitée d’honneur au Salon du livre Mustapha Ouchiche à Bgayet (Béjaïa), j’ai eu l’opportunité de plonger plus profondément dans l’essence de cette région. Cette expérience m’a permis de mieux comprendre l’importance de la Kabylie dans la préservation de notre patrimoine et de ressentir la force de son engagement culturel.
La Kabylie est un lieu où la langue, la musique et les arts sont au cœur de la vie quotidienne.
La musique kabyle, par exemple, est porteuse de récits et d’émotions intenses qui sont le reflet de la résilience et de la solidarité de son peuple. Au-delà de la simple expression artistique, elle incarne une forme de résistance face aux défis historiques et politiques, tout en restant un moyen puissant de transmission de l’identité amazighe.
Pour moi, la Kabylie est également un modèle de préservation des racines culturelles et un lieu d’inspiration pour la création artistique. Ma visite à Béjaïa, au cœur de ce patrimoine vivant, a renforcé mon engagement à promouvoir la culture amazighe à travers ma musique et mes recherches. C’est un lieu où les traditions sont non seulement célébrées mais aussi revendiquées avec une fierté indéfectible, et je me sens profondément connectée à cette terre et à son peuple.
Un dernier mot pour conclure ?
La musique et la culture amazighe sont des éléments vitaux qui façonnent notre identité et nous relient à notre passé tout en nous ouvrant à l’avenir. Chaque note, chaque chant, chaque mot porte en lui l’histoire d’un peuple résilient, riche de sa diversité et de ses traditions. Pour moi, en tant qu’artiste, musicologue et fière porteuse de cet héritage, il est essentiel de transmettre ces valeurs et de célébrer notre culture, non seulement comme un trésor à préserver, mais aussi comme un moyen d’unir les générations et de tisser des ponts interculturels.
La musique est mon langage, mon engagement et ma passion, et je suis honorée de pouvoir contribuer à sa préservation et à son rayonnement. Que ce soit à travers mes recherches, mes créations ou mes collaborations, je m’efforce d’apporter ma pierre à l’édifice d’une culture vivante, partagée et célébrée au-delà des frontières.
Merci à vous pour l’opportunité de partager ces réflexions, et je suis impatiente de continuer à explorer et à enrichir ce chemin artistique et culturel.
source : Entretien réalisé par Amar BENHAMOUCHE Kabyle.com 22/01/2025
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